La guerre russo-japonaise
Article mis en ligne le 1er février 2006
dernière modification le 29 août 2008

par masha

Le 3 décembre 2OO5, à l’occasion du centième anniversaire de la guerre russo-japonaise, l’AAOMIR organisait une conférence à l’École Militaire de Paris, et rendait ainsi hommage aux soldats et marins russes.

Exposé du Lieutenant-Colonel PORTE du Service Historique de la Défense : COMBATS et ENSEIGNEMENTS.

ENTRE HISTOIRE ET MEMOIRE

Au cours de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, les forces armées de deux pays modernes et puissants s’affrontent. A l’exception notable du sous-marin et de l’avion, dont les performances techniques de l’époque ne permettent pas un réel emploi militaire, tous les moyens modernes de la guerre sont mis en œuvre de part et d’autre. La réalité et le détail des engagements militaires sont bien connus, les faits sont analysés, mais trop souvent les enseignements finaux restent inaboutis. C’est, en particulier, ce qui rend ce conflit particulièrement intéressant. Puisque le temps nous est aujourd’hui compté, plutôt que de nous limiter au récit détaillé des événements, nous nous attacherons à étudier quelques points principaux sous un angle thématique, en les illustrant d’exemples tirés des opérations elles-mêmes.

LA RUSSIE à PORT-ARTHUR et en MANDCHOURIE

L’Empire des Tsars poursuit au cours du XIXe siècle l’objectif d’obtenir une façade maritime en mer libre sur le Pacifique. Les négociations et les heurts se poursuivent donc jusqu’aux années 1885-1890 avec la Chine, le Japon et l’Angleterre. Présente depuis 1897 sur le territoire à bail de Liao-Toung, récemment évacué mais toujours revendiqué par les Japonais, la Russie prend possession de Port-Arthur avec une escadre navale en décembre de la même année et commence à y affecter des forces terrestres (infanterie et artillerie des régiments de Tirailleurs sibériens) à partir du printemps 1898. L’Empire des Tsars est alors officiellement allié à la Chine qui sort de la guerre sino-japonaise de 1894-1895, tandis que le Japon s’est rapproché de l’Angleterre et signe un premier traité d’alliance avec Londres en janvier 1902.

La présence tsariste se manifeste d’abord par le développement du chemin de fer « Transmandchourien » qui assure la pénétration économique et l’influence politique russe dans l’Est et le Nord-est de la Chine. La banque russo-chinoise multiplie les investissements, en particulier dans le domaine minier et des matières premières, et l’achèvement des principales voies ferrées permet de développer les flux commerciaux. L’Empire russe regarde désormais vers la Corée, ce qui irrite les élites nipponnes et éveille l’inquiétude du gouvernement japonais. Négociations et pourparlers entre mandataires des deux pays traînent en longueur au deuxième semestre 1903 et le 13 janvier 1904 le gouvernement de Tokyo exige encore que la Corée soit explicitement reconnue comme appartenant à la zone d’influence japonaise. En 1904, le « Transsibérien » circule normalement dans l’Extrême-Orient russe, mais les communications restent lentes et déficitaires entre l’Est et l’Ouest de l’Empire.

Le principal effort militaire consiste à renforcer les défenses, et en particulier aménager et moderniser les 12 forts du front de mer et les 12 redoutes du front de terre de la ville - forteresse de Port-Arthur, tout en accroissant le nombre et le calibre des pièces d’artillerie en place. Mais le ministère de la Guerre, à Moscou, doit réduire ses ambitions du fait des difficultés financières de l’Empire. La garnison totale du temps de paix est ainsi fixée à moins de 12.000 hommes, alors que le premier projet du général GORBATSKI demandait un effectif de 70.000 soldats. Il en est de même dans le domaine de l’artillerie, afin que « l’organisation de la défense de la presqu’île ne revienne pas extrêmement cher et ne devienne pas dangereuse au plan politique ». Le périmètre de défense de la ville, qui devait initialement s’étirer sur 70 km. autour de l’ensemble fortifié, est ramené à 18 km, ce qui est encore insuffisant pour l’effectif de la garnison.

Au total, les forces armées russes sont trop peu nombreuses dans la région et sont difficilement soutenues, ravitaillées et entretenues. La question du chemin de fer domine ainsi totalement la guerre du côté russe. Commencés en 1891 en Russie d’Europe, les travaux de la voie unique transcontinentale sont activement poussés et en 1903 plus de 9.300 km. de voies permettent de relier directement Moscou à Kharbin, Vladivostok et Port-Arthur. Mais le débit reste faible : à partir de Kharbin, trois trains de 40 wagons par jour représentent un maximum. Au cours de la guerre, les travaux sont repris et activés. Le débit sera progressivement porté à 6, 8 et même 12 trains quotidiens, ce qui donne une idée de l’effort majeur engagé par les autorités russes.

Au Japon, l’effort militaire continu, engagé depuis la promulgation de la loi de recrutement de 1896, commence à porter ses fruits. La puissance des forces terrestres et navales de l’armée impériale japonaise est grandissante, tant en effectifs totaux qu’en nombre et qualité des matériels modernes. Une division sur le pied de guerre se compose de 12 bataillons d’infanterie, 1 régiment de cavalerie, 1 régiment d’artillerie, 1 bataillon du Génie, 4 batteries de mitrailleuses et des soutiens et services, soit 18.800 hommes pour 14.200 combattants, triés sur le volet et soumis à un entraînement physique rigoureux. Il faut se souvenir qu’au Japon le régime féodal n’a disparu que depuis 40 ans environ : tous les jeunes conscrits sont issus de familles au sein desquelles on considère que porter les armes pour l’Empereur, comme le firent les Samouraïs, est un honneur inégalable. Les officiers d’état-major ont été formés à l’Ecole Supérieure de Guerre en France ou à la Kriegsakademie de Berlin. Les plus jeunes généraux, d’une cinquantaine d’années, brigadiers et divisionnaires, ont été instruits par des officiers européens : on considère qu’ils sont d’une valeur technique comparable à celle des généraux du même âge qui exercent des commandements dans les armées occidentales.

La décision de se préparer à la guerre contre la Russie est prise en octobre 1903, l’état-major du corps expéditionnaire est désigné en décembre, les mesures s’accélèrent à partir de janvier 1904. Les autorités russes sont informées de cet accroissement du potentiel militaire nippon mais sous-estiment l’ennemi et s’illusionnent sur leurs capacités réelles.

La future zone d’opérations est caractérisée par la multiplication et l’enchevêtrement des massifs montagneux, qui donnent son nom chinois de « Pays des Mille Pics » à la région. Une seule grande route reliant la Chine à la Corée la traverse. Ne nous méprenons pas : une route ne s’entend pas en Mandchourie comme en Europe, il ne s’agit le plus souvent que de la trace laissée dans le sol par les charrettes. Au Sud, les pistes sont nombreuses et relativement praticables par beau temps. Au Nord, elles sont très rares, le paysage est sauvage et quasi-désert. Relevons enfin que la structure et l’organisation traditionnelle de l’habitat du Nord de la Chine intéressent directement les opérations militaires : les villes sont rares et les petits villages ou hameaux nombreux ; tandis que chaque maison est entourée d’un mur de clôture en terre impénétrable aux balles et que les murs extérieurs formant l’enceinte du village sont traditionnellement renforcés contre les entreprises des brigands. Les lieux habités ont donc, dans un tel environnement, une valeur importante comme points de combat et pivots des centres de résistance.

PORT-ARTHUR et DEBARQUEMENT des FORCES TERRESTRES

S’agissant d’un territoire insulaire (le Japon) qui attaque une puissance continentale (la Russie), il est de première importance pour l’état-major de Tokyo de s’assurer la maîtrise de la mer. La guerre commence donc par une série de bombardements et d’attaques de l’escadre japonaise contre la base et la flotte russe de Port-Arthur en février 1904. L’escadre russe, sous les ordres de l’amiral STARK, stationnée dans le port compte une cinquantaine de navires. Les travaux d’aménagement de l’avant-port et du port sont encore en cours, des bancs de vase non dragués interdisent d’utiliser la plus grande partie du bassin et l’accès ou la sortie n’est possible que pour un bâtiment lourd à la fois avec l’aide d’un remorqueur. L’escadre japonaise, plus manœuvrière, est en constituée de 16 croiseurs et 4 contre-torpilleurs.

Les Japonais attaquent une première fois les 8 et 9 février, puis le 14, à nouveau les 23, 24 et 25 février en tentant d’obstruer le chenal pour bloquer définitivement les navires russes, le 10 mars encore pour des mouillages de mines, ils reviennent les 21 et 22 mars et pratiquent le tir indirect sur l’arsenal et les bassins, ils renouvellent leurs tentatives les 26 et 27 mars, puis prononcent des attaques navales importantes du 12 au 15 avril. Le 3 mai, ils parviennent à quasiment bloquer la passe en sacrifiant une dizaine de vapeurs chargés de ciment et coulés dans le chenal. Les 15 et 24 mai, enfin, les navires japonais bombardent la rade, les forts et la ville.

Les Japonais lancent ainsi onze attaques successives contre la base navale de Port-Arthur avec un triple but :

- Prendre la supériorité sur l’escadre russe en lui faisant perdre quelques navires importants et en la contraignant à rester à l’abri des batteries terrestres,

- Obstruer le chenal pour lui interdire toute tentative de sortie pendant le transport et le débarquement des armées terrestres japonaises vers le continent,

- Préparer le terrain pour les troupes terrestres engagées ultérieurement contre les défenses russes.

Pendant que l’escadre japonaise se livre à ces attaques devant Port-Arthur, la 1ère Armée japonaise débarque en Corée à partir du 9 février et se dirige vers le Nord à partir du début du mois de mars. Elle pousse méthodiquement vers l’avant, les Russes ne lui opposant que de la cavalerie (environ 1.500 sabres). Elle franchit le Yalou le 1er mai, puis la 2e Armée japonaise, organisée à partir du 15 mars, est débarquée dans le Liao-Toung aux premiers jours du mois de mai et prend contact avec les défenseurs russes du Kouan-Toung le 15 mai.

Pendant les trois premiers mois, cette guerre n’oppose en pratique que deux escadres autour de Port-Arthur, tandis que les forces terrestres se préparent à l’engagement. Ce délai est mis à profit par les autorités militaires russes pour faire acheminer des renforts vers la zone des combats, activer la mise en état des défenses et faire aménager de nouvelles batteries autour de la métropole régionale. L’organisation générale s’articule autour de trois groupes de forces : le groupe de l’Oussouri avec la garnison de Vladivostok, le groupe du Kouang-Toung avec la garnison de Port-Arthur et l’armée de campagne débarquée par voie ferrée dans la région de Moukden - Liao-Yang. Relevons trois enseignements intéressants pendant cette période :

- la parfaite coordination par les Japonais de l’emploi de la Marine au bénéfice des opérations terrestres et la maîtrise des opérations conjointes de débarquement, dont la réalité et la complexité sont totalement ignorées par les Russes,

- la cohérence de la succession des opérations, la 1ère Armée au Nord de la Corée couvrant indirectement le débarquement de la 2e Armée dans la presqu’île du Liao-Toung,

- l’efficacité des batteries russes à terre qui, malgré un déficit initial en calibre et en puissance, parvient à contrebattre l’essentiel les attaques japonaises.

Le gouvernement impérial tsariste commet pourtant une erreur majeure : il rompt l’unité de commandement en Extrême-Orient, réalisée en la personne du lieutenant-général de l’Empereur et nomme le 12 février le général KOUROPATKINE, ministre de la Guerre, au commandement indépendant des forces terrestres et l’amiral MAKAROV au commandement des forces navales.

La première victoire japonaise est le franchissement du Yalu, préparé à la fin du moi d’avril et réalisé entre le 28 avril et le 1er mai. Le groupement des forces russes de l’Est, en infériorité numérique, est éparpillé sur un front de près de 170 km. derrière un fleuve difficilement franchissable et sans élément de découverte sur l’autre rive. Le général KACHTALINSKI « ne voit rien et ne sait pas grand-chose », mais il reçoit par contre des ordres successifs de repli partiel lui interdisant de s’engager avec toutes ses forces.

Cette première partie de la campagne annonce la suite de la guerre. Relevons trois points, parmi d’autres, sur lesquels nous allons insister :

- Le déroulement des opérations nous montre que la victoire ne s’obtient plus par une simple victoire dans la durée par « épuisement » de l’un des belligérants, et échoit à celui des deux adversaires dont le commandement est le plus résolu.

- Cette guerre met en relief les contraintes que la conduite des opérations impose en matière d’organisation des soutiens et de contrôle des communications.

- Par les formes qu’il revêt, ce conflit marque un jalon important dans l’évolution de l’emploi des principales armes à la veille de la Première Guerre Mondiale.

COMMANDEMENT ET DEROULEMENT DES OPERATIONS

L’un des premiers constats tient à la durée de chaque « bataille ». La progression vers le Nord de la Corée et le franchissement du Yalu par les Japonais s’étendent sur un mois ; la bataille de Lioa-Yang dure 10 jours ; celle de Shaho 8 jours ; à Moukden les deux armées combattent pendant deux semaines ; le blocage puis le siège de Port-Arthur se prolongent pendant plus de 10 mois.
Dans ce cadre général qui exige plus que d’autres des qualités particulières du commandement, l’armée japonaise se révèle supérieure à son adversaire russe.

A l’échelon politico-militaire :
Du côté russe, les sept plans d’action élaborés en neuf ans pour l’armée de Terre et les deux préparés pour la Marine en cas de guerre contre le Japon ont été dressés séparément les uns des autres, sans coordination. Pour le vice-roi en Extrême-Orient, l’amiral ALEXEEV, la campagne se déroulera nécessairement autour de Port-Arthur et il faut donc concentrer tous les moyens autour de cette place. De son côté, KOUROPATKINE préconise de réunir une armée de campagne aussi nombreuse que possible au Nord de la Mandchourie avant de prendre l’offensive pour chasser les Japonais du territoire continental, quitte à abandonner quelques temps le port - forteresse. Or, lorsque la ville semble menacée, un télégramme du Tsar en personne parvient à ALEXEEV : « Transmettez au général KOUROPATKINE que je fais reposer sur lui tout la responsabilité pour le sort de Port-Arthur ».
Du côté japonais, les autorités gouvernementales conservent une parfaite unité de vues sur les objectifs de la guerre et le grand quartier général, où marins et terriens collaborent étroitement, dirige effectivement l’ensemble de la campagne. Les grandes lignes en sont aussi simples que logiques : garantir dans un premier temps la liberté des communications maritimes, profiter de ce premier succès pour débarquer une armée en Corée et envahir le Sud de la Mandchourie, débarquer une seconde armée et se couvrir face à Port-Arthur pour attaquer, toutes forces réunies l’armée principale russe. Le plan de manœuvre, adopté après mûre réflexion est suivi méthodiquement mais sans automatisme, jusqu’à complète exécution, en respectant des étapes intermédiaires successives de préparation et d’engagement.

Pour tenter de sauver la flotte bloquée dans Port-Arthur et dégager la ville après la chute des défenses de l’isthme de Kin-Tchéou, KOUROPATKINE doit partiellement renoncer à son idée de regroupement des forces terrestres au Nord et doit se résoudre à envoyer un fort détachement, aux ordres du général STACKELBERG, vers le Sud. Réunies top lentement à peu de distance des lignes ennemies, insuffisamment prêtes et mal commandées, ces troupes sont engagées tardivement : ce sont les Japonais, informés, qui devancent l’offensive de STACKELBERG et le surprenne. Il est battu, sans que cela soit décisif, dans une série de petits engagements, à Vafangou le 15 juin, à Tachikiao le 24 juillet, à Simoutcheng le 31 juillet, autant d’échecs qui affaiblissent le moral de l’armée dans son ensemble et décrédibilisent ses chefs. Les conséquences sont d’autant plus graves que le commandant en chef des forces terrestres russes, pour reporter sa ligne principale plus au Nord, prescrit le 2 août l’abandon de la position de Haicheng, qui avait pourtant été fortement organisée depuis plusieurs semaines au prix d’efforts coûteux. KOUROPATKINE finit par engager l’armée de campagne, au cours des batailles de Liao-Yang, du 24 août au 3 septembre, et du Shaho, du 9 au 18 octobre. L’irrésolution du commandement conduit chaque fois à un échec, qui se traduit par un nouveau repli. Si le désastre est évité, grâce au courage et à l’abnégation des hommes, la retraite, après une bataille sanglante et en abandonnant sur le terrain blessés et matériels, a des couleur de défaite.

Les généraux reçoivent de KOUROPATKINE des directives contradictoires (ils doivent dans le même temps exécuter leurs mouvements « avec décision » et « ne pas engager d’action décisive et ne jamais se laisser aller à employer la réserve toute entière »). Ainsi, lors des batailles de Kin-Tcheou et Nanshan en mai 1904, le général FOCK commandant les troupes russes reçoit dans le même temps l’ordre du vice-roi de se préparer à évacuer sa position et de STOSSEL celui de la défendre à outrance... Lorsque les Russes remportent un succès local et que FOCK envisage une contre-offensive, un télégramme du haut commandement lui demande de ne pas « pousser le combat jusqu’à subir de grandes pertes ; l’important est de ne pas permettre à l’ennemi d’investir étroitement Port-Arthur ».
Ces « ordres » sont par ailleurs confus et irréalistes. Ils ne se présentent jamais sous la forme d’une mission à remplir et de textes clairs, mais prennent l’aspect de longues correspondances mêlant conseils et moyens, questions en suspens et recommandations. Parfois même, il s’agit de simples conversations, d’échanges de vues, de directives orales. Bridés dans leur capacité d’action et d’initiative, les généraux russes semblent le plus souvent chercher à se couvrir et laissent échapper quelques magnifiques occasions.

Curieusement, les réserves ne sont jamais employées massivement pour décider du résultat d’une bataille, mais au compte-goutte pour colmater ici ou là une brèche. A Liao-Yang, le 3 septembre, lorsque KOUROPATKINE ordonne la retraite sur Moukden, il dispose encore d’un C.A. et demi non engagé. A Moukden, le 3 mars, quand KAULBARS décide de retirer la 2e Armée, les 2/3 de ses 120 bataillons et de ses 300 canons n’ont pas été mis en ligne. A la fin de la bataille même, 35 bataillons encore n’ont même pas tiré un seul coup de fusil.

Par contre, le haut commandement russe multiplie les groupements de circonstances et abuse des détachements autonomes, généralement trop faibles pour lutter contre une armée japonaise organique, trop lourds pour opérer comme troupes de couverture et de reconnaissance, trop éloignés des gros pour pouvoir être soutenus.

ORGANISATION DES SOUTIENS ET CONTROLE DES VOIES DE COMMUNICATION

Pour les deux armées en présence, l’éloignement des bases arrières et des centres de ravitaillement pose le problème de l’organisation des soutiens et du contrôle des voies de communication.

- Un corps de troupe russe transporté de Russie d’Europe à Moukden reste un mois complet en route et ne peut être effectivement engagé qu’une semaine après l’arrivée de ses éléments de tête.

- La ligne de communication japonaise est plus courte, mais elle est à la fois maritime et terrestre et impose d’une part la protection des navires entre les ports japonais et coréens et d’autre part deux ruptures de charge, difficultés auxquelles il faut ajouter les transbordements terrestres pour employer la voie ferroviaire.

Ces contraintes expliquent en grande partie les principales opérations des deux belligérants et leur rythme :

- Pour les Japonais, le transport, le débarquement et la montée vers les lignes des 2e, 3e puis 4e Armées prennent 3 mois, auxquels il convient d’ajouter 3 autres mois pour l’acheminement des matériels lourds d’appui et de soutien ainsi que de la logistique. Ils ne progressent donc que méthodiquement et lentement pour renforcer au fur et à mesure leurs axes de communication.

- Les Russes pour leur part sont liés à la voie ferrée transcontinentale et voient donc diminuer sensiblement leur capacité de manœuvre. Dès qu’une menace japonaise se manifeste à proximité ou en direction du chemin de fer ils reculent, comme en septembre 1904 après la bataille de Liao-Yang, ou en mars 1905 lorsque l’armée Nogi se présente au Nord de Moukden.

Par ailleurs, chaque engagement important doit être suivi, de part et d’autre, par des périodes de ralentissement des efforts et donc de stabilisation du front : il faut recompléter les effectifs, rééquiper la troupe, reconstituer les approvisionnements et les stocks à partir de la seule voie de communication existante. Les opérations combinées des 1ère, 2e et 4e Armées japonaises dans le Liao-Toung à partir de juin 1904 se caractérisent par une première phase de six semaines au cours desquelles la progression concentrique lente s’appuie sur l’arrivée permanente de renforts et de transports, puis une deuxième phase d’une durée égale qui aboutit au resserrement du front stratégique et au cours de laquelle sont activement créés dépôts et nouveaux convois, avant que n’intervienne finalement la bataille à proprement parler.

EVOLUTION DE L’EMPLOI DES ARMES

Dans la majorité des combats, les Japonais engagent des effectifs inférieurs à celui des troupes russes (135.000 contre 150.000 à Liao-Yang, 65.000 contre 90.000 à Sandepou, 235.000 contre 320.000 à Moukden), ce qui témoigne d’une utilisation plus habile du terrain et d’une meilleure coordination interne entre les unités japonaises, pour obtenir localement la rupture du front russe.
Le soldat russe, répétons-le, fait preuve, individuellement, des plus belles qualités militaires. Les tirailleurs sibériens ou les cosaques restent fidèles à leur réputation. Mais à l’échelon des unités tactiques, on trouve surtout des exemples de fautes à éviter : emploi défectueux de la cavalerie avant, pendant et après les batailles, mauvais échelonnement de l’infanterie et utilisation aléatoire de l’artillerie, organisation insuffisante des liaisons.
Progressivement, des unités appartenant à 9 corps d’armée stationnés en Russie d’Europe sont transférées sur le front d’Extrême-Orient, dont une proportion non négligeable de troupes de réserve (9 divisions d’infanterie et 4 brigades d’artillerie) nécessairement moins bien formées et moins aguerries. Au total, 688 bataillons d’infanterie, 237 escadrons de cavalerie, 263 batteries d’artillerie et 33 bataillons du Génie sont engagés en Mandchourie, ce qui représente un effectif total combattant de plus de 770.000 hommes, auxquels il convient d’ajouter quelques troupes des services et les unités des garde-frontières, soit environ 900.000 à 1.000.000 d’hommes. Cependant, il n’y a pas une, mais six mobilisations partielles successives, qui étendent progressivement l’appel sous les drapeaux de la lieutenance impériale d’Extrême-Orient à la Sibérie, puis à l’Oural et à la Russie d’Europe et enfin aux provinces Baltes et la Pologne avant de toucher les unités de réserve puis les milices régionales.

QUELQUES MOTS SUR PORT-ARTHUR

La 1ère escadre russe du Pacifique restant bloquée dans Port-Arthur, l’amiral japonais TOGO demande au grand quartier général de Tokyo que l’armée de Terre soit chargée de s’emparer de la forteresse, ce qui n’était pas initialement prévu. Frappée de stupeur après la mort de l’amiral MAKHAROV le 13 avril sur le Petropaulovsk, elle risque à nouveau des sorties limitées à partir du 14 juin avant de subir une série de défaites ponctuelles.

Surtout, le commandement russe méconnaît totalement ce que peut être un débarquement de vive force sous le feu de l’ennemi : la 4e division reste cantonnée dans l’ensemble fortifié, tandis que l’isthme de Kin-Tchéou, qui permet de contrôler l’accès terrestre à Port-Arthur, n’est défendu que par un seul régiment, la 4e D.I. « pouvant » soutenir la défense tout en prévoyant d’évacuer ses positions à temps pour rejoindre la ville.
Incertitude, inquiétudes, manque de coordination, vagues efforts pour connaître l’ennemi et s’opposer à sa progression : tel est le résumé de l’action russe pendant les mois qui précèdent la chute de Port-Arthur. Le général Nogi, commandant la 3e Armée japonaise chargée de prendre la ville, marche d’abord méthodiquement, par trois routes parallèles, enlevant de haute lutte les positions extérieures successives mais ne parvient pas à percer la ligne principale de défense, ce qui l’oblige à commencer le siège régulier de la position fortifiée.

LA GUERRE NAVALE ET LA CIRCUMNAVIGATION DE L’ESCADRE DE LA BALTIQUE

EFFECTIFS ET COÛT FINANCIER

En application des dispositions de la Convention de la Haye, signée en 1899, les deux gouvernements s’efforcent de mettre en œuvre des mesures plus favorables aux prisonniers de guerre, qui sont par ailleurs rapidement rapatriés dans leurs pays respectifs dès la fin du conflit. Cette gestion moderne de la question des prisonniers de guerre nous permet de disposer de chiffres précis et nous pouvons constater l’extraordinaire distorsion entre les pertes russes et japonaises :

- Les prisonniers japonais en Russie, réunis dans leur presque totalité dans la région militaire de Saint Pétersbourg, sont au nombre de 1.866, dont 34 officiers.

- Les Japonais firent, au total, 74.815 prisonniers (dont 1.476 officiers), parmi lesquels près de 35.850 à Port-Arthur et plus de 2.000 médecins, infirmiers et gardes-malades bénéficiant d’une protection particulière.
Le coût humain de la guerre, au total, annonce les pertes de la Première Guerre Mondiale. Pour la période du 14 février 1904 au 14 novembre 1905, les Russes soignent 333.500 hommes, blessés ou malades, dans leurs hôpitaux militaires sur un effectif total engagé proche de 1.300.000 hommes. Par ailleurs, 20.000 soldats et officiers meurent au combat et 122.000 sont blessés. Dans le même temps, les pertes japonaises s’élèvent à 84.800 morts au total, dont 43.200 sur le champ de bataille et 154.000 blessés.

Financièrement, le montant des dépenses militaires supplémentaires imposées à la Russie par la guerre peut être évalué à partir des budgets 1906 et 1907 de l’Empire. Sur les exercices 1904 à 1906, il s’élève à 2 milliards 138 millions de roubles, auxquels il convient d’ajouter le coût de la reconstitution de la Flotte et du matériel de guerre perdu, soit au total environ 6 milliards 500 millions de roubles, chiffre exorbitant au regard de la situation financière de l’Empire des Tsars.

QUALITES COMBATIVES ET ORGANISATION DU TERRAIN

Après la guerre, analysant les causes de la défaite et sous l’influence de différents auteurs comme le capitaine Soloviev (qui commande une compagnie de Tirailleurs sibériens pendant la campagne), tout en reconnaissant l’apparition de formes nouvelles dans « l’art de la guerre », les autorités militaires russes considèrent que « l’abordage à la baïonnette, le choc et le corps à corps » sont seuls susceptibles d’entraîner vers la victoire une troupe soumise « à la violence du feu moderne ». Si « la baïonnette russe n’a rien perdu de sa trempe ancienne sur les champs de bataille d’Extrême-Orient », cette analyse conduit hélas à préconiser en toute chose l’esprit offensif, au détriment de la fortification de campagne et de la tranchée, des réseaux de fil de fer, de l’adaptation de la tenue et de l’équipement du soldat, de la prise en compte des conditions climatiques et du terrain, des enseignements nouveaux sur les effets des tirs masqués d’artillerie ou le rôle de l’artillerie lourde de campagne.

Le soldat russe se bat bien. A titre individuel, il fait preuve d’un réel courage et d’une endurance remarquée des observateurs occidentaux. Mais ces belles qualités sont de peu d’utilité du fait des faiblesses du commandement : lorsque les troupes des tranchées reçoivent l’ordre de décrocher des rives du Yalu le 1er mai 1904, elles doivent gravir les pentes sous le feu de l’ennemi arrivé à 200 ou 300 mètres et soit disparaissent dans la retraite soit sont désorganisées : certaines compagnies font volte-face d’elles-mêmes, contre-attaquent localement et mènent des corps à corps de détail plutôt que de subir plus longtemps le feu roulant des Japonais.
Cette influence trouve un écho en France dans l’école qui, quelques années avant la Première Guerre Mondiale, préconise l’offensive à outrance, avec les résultats que l’on connaît lors des premières semaines de la guerre en août 1914.Du côté russe, l’organisation du terrain se limite le plus souvent, en début de campagne, à des tranchées pour tireurs debout, sans toits pare-éclats, sans ouvrages fermés ni défenses accessoires. Dans le même temps, le Génie japonais aménage des masques artificiels en broussailles pour camoufler les pièces d’artillerie, des abris blindés pour les postes de commandement, des galeries couvertes pour le personnel et les munitions. Il va parfois jusqu’à matelasser le sol de nattes pour assourdir le roulement des pièces et tenir secrètes les nouvelles positions des batteries. Des précautions de détail extrêmement concrètes sont prises : pour que les obusiers lourds ne soient pas repérés par les Russes, la terre en avant des pièces est arrosée afin d’éviter la poussière.

L’équilibre apparent qui s’établit entre les deux armées pendant les phases de préparation des engagements et de reconstitution des effectifs et des stocks explique la forme lente et saccadée du déroulement de la guerre. Il annonce les grandes offensives de la Première Guerre Mondiale sur le front français, entrecoupées de périodes de calme relatif durant lesquelles les deux ennemis réorganisent leurs forces, comme il montre que les armées modernes ne peuvent se soustraire ni aux impératifs de la voie ferrée et des transports stratégiques, ni au contrôle de flux montants toujours plus importants de l’arrière vers l’avant.

RENSEIGNEMENT, INFANTERIE, ARTILLERIE

Il n’existe de véritable organisation de la collecte du renseignement et de mise en œuvre de manœuvre de déception que du côté japonais.
Lors du franchissement du Yalu, tout est calculé pour maintenir le commandement russe dans l’incertitude de point de passage choisi, et les travaux d’aménagement du terrain ou le déplacement des troupes sont effectués de nuit.
En préliminaire aux combats de Nanshan, qui livrent aux Japonais les abords de Port-Arthur, l’état-major nippon est renseigné par les rapports des espions, les observations faites sur le terrain par les avant-postes, et même l’examen technique des projectiles tirés par l’artillerie russe qui donne des indications sur le volume et la puissance de son armement.
Les actions offensives de l’armée russe vers le Sud au printemps et à l’été 1904 sont annoncées à l’avance, reportées, discutées et commentées dans les cantonnements. Les espions chinois travaillant pour les Japonais n’ont qu’à ouvrir leurs oreilles, écouter les conversations et transmettre les informations recueillies.

L’essentiel du renseignement qui parvient au commandement russe est fourni par les escadrons de cavalerie, émiettés sur le front de l’ennemi et qui s’épuisent en déplacements constants. Ces renseignements de contact sont nombreux et exacts, mais ils ne sont pas complétés par des informations sur les arrières japonais et sur le déploiement général des grandes unités, ce qui incite trop souvent les généraux russes à surévaluer la puissance réelle des troupes qui sont effectivement en face d’eux. Même lorsque, exceptionnellement, ces informations sont complètes, le commandement russe conserve une attitude expectative difficilement explicable.

Apparu pendant la guerre du Transvaal, l’impression de « vide du champ de bataille » est confirmée : troupes enterrées ne pouvant conduire des attaques frontales, extension des fronts sur les ailes, impossibilité pour l’infanterie de progresser sans appui direct de l’artillerie, multiplication des opérations de nuit. Le feu de l’infanterie, décuplé par l’usage des mitrailleuses, atteint une puissance comparable à celle de 1914. Il en est de même pour les grenades à main, dont les deux armées font un large usage dix ans avant la Première Guerre Mondiale.

Les unités ne sont pas encore dotées de pièces d’artillerie à tir rapide et malgré l’emploi de canons de très gros calibre, les pertes n’atteignent pas les niveaux de 1914. Par contre, les consommations sont extrêmement importantes et les questions liées à la fabrication, au transport et au ravitaillement en munitions conditionnent la mise en œuvre tactique. Pour gagner la guerre, seul le Japon l’a bien compris, il faut prévoir au préalable la mobilisation de toutes les ressources de la nation.

CONSEQUENCES POLITIQUES ET GEOSTRATEGIQUES

Le traité de paix, signé à Portsmouth le 5 septembre 1905, est ratifié le 8 octobre. Soulignons qu’il est rédigé en deux exemplaires, en anglais et en français, et « [qu’] en cas de divergence d’interprétation, le texte français fera foi ». Le gouvernement impérial de Russie y reconnaît en particulier « que le Japon possède en Corée des intérêts prédominants » (art. 2). Il cède au Japon « avec le consentement de la Chine, le bail de Port-Arthur, de Talien et les eaux territoriales adjacentes » (art. 5), « le chemin de fer de Tchan-Tchoun et tous ses embranchements » (art. 6), « en perpétuité et pleine souveraineté, la partie Sud de l’île de Sakhaline et toutes les îles qui y sont adjacentes » (art. 9).
Les grandes puissances européennes se voient désormais obligées de compter avec la puissance militaire nippone en Extrême-Orient. Ce premier choc entre l’Europe et l’Asie se terminant en défaite d’une grande puissance reconnue produit une sensation profonde à travers le monde.
Si les événements de Mandchourie contribuent indiscutablement à l’accélération du mouvement révolutionnaire en Russie même, un nouvel intervenant apparaît sur la scène internationale : présents dans le Pacifique depuis la récente guerre hispano-américaine, les Etats-Unis favorisent les premières conversations qui mènent à la paix de Portsmouth et témoignent désormais d’un intérêt soutenu pour la région.

Très rapidement, cette guerre fait l’objet d’une abondante littérature, dont la production cesse brutalement avec le déclenchement de la Première Guerre Mondiale en Europe. Uniquement pour la France, nous pouvons relever 25 livres conservés dans les bibliothèques du Service historique, dont le premier paraît dès 1905 chez Chapelot sous le titre Quelques enseignements de la guerre russo-japonaise, et le dernier en 1913 chez Berger-Levrault sous le titre Remarques sur la défense de Port-Arthur. Parallèlement, la presse militaire de l’époque publie de longues séries d’articles, dont l’exemple le plus remarquable est constitué par la Revue militaire des armées étrangères qui, entre juillet 1904 et mai 1909, titre à 38 reprises sur ce conflit pour en reporter les événements successifs, en tirer les enseignements tactiques et techniques et en souligner les évolutions doctrinales.

A ces titres également, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 mériterait d’être mieux connue et comprise.