par masha, paulloukine
Vous trouverez ci-dessous le récit du sous-marin "Karas" et des extraits du livret de service de Mikhail Andreevitch Babitsine. L’original de cet article est écrit en russe et publié sur ce site.
Il y a cent ans
Il y a cent ans, cent ans déjà, cent ans tout juste, que le jeune lieutenant de marine Mikhaïl Andréevitch Babitsine, un des premiers sous-mariniers de la flotte Impériale Russe, participait avec cinq autres officiers de marine à une commission placée sous les ordres du capitaine de frégate Beklemichev [1]. Cette commission était chargée de réceptionner, à Kiel, trois sous-marins - « Karp », « Karas » et « Kambala » - commandés aux chantiers navals allemands « Friedrich Krupp » par la marine russe.
En 1907, Mikhaïl Andréevitch Babitsine bénéficiait déjà de quelques années d’expérience à bord de sous-marins : second sur le « Peskar », commandant du « Beluga », puis du « Losos ».
Quelques trente années plus tard, en France, Mikhaïl Andréevitch Babitsine écrivait sous forme d’histoires courtes ses souvenirs de marin. Sa fille, Natalia Mikhaïlovna Boutlerova a soigneusement conservé ses manuscrits, les a déchiffrés et en a tapé plusieurs sur machine à écrire. Ses petits enfants en ont entré quelques uns sur ordinateur. Pensant que le récit de la réception de ces sous-marins et de la petite « épopée » qui s’en est suivie ne manque pas d’intérêt, Natalia Mikhaïlovna transmet ce texte à l’AAOMIR.
Le 22 octobre 1907, le sous-marin russe « Karas » se trouve en difficulté lors d’une mission de formation dans la rade de Libava (Liépaya). Le lieutenant Mikhaïl Andréevitch Babitsine raconte.....
22 octobre (4 novembre) 1907 - Evènements de fin de journée
A la fin du mois de septembre de l’année 1907, trois sous-marins construits par les chantiers navals « Germania-Werft » de Kiel entraient à Libau . Ces derniers jours étaient consacrés à la formation de l’équipage.
Ces sous-marins étaient de type « U.1 » ou, plus exactement, l’« U.1 » avait été réalisé d’après leurs plans avec de légères modifications. Ces sous-marins, malgré leur grande taille pour l’époque (220 t), étaient démontables. Ils comportaient huit cylindres fabriqués d’une tôle d’acier soudée (l’« U.1 » était composé de trois cylindres). Les cylindres étaient assemblés entre eux à l’aide de boulons et d’un joint en caoutchouc entre les brides, le tout calculé pour résister à la pression de l’eau. A cette structure de base de la coque étaient rivetés les ballasts externes, la poupe et la proue ainsi que la structure du pont sous laquelle se trouvaient les réservoirs d’essence. Quatre quilles d’un poids total de 6 tonnes - 2 en plomb de 1,5 t et 2 en tôle d’acier d’une tonne chacune - augmentaient la stabilité et servaient de dispositif de sécurité (en cas d’extrême urgence). Ces quilles se larguaient d’un simple tour de clé de l’intérieur. L’usage de ce dispositif n’était pas recommandé : revenu en surface, le sous-marin, privé de ses quilles, perdait sa stabilité et risquait de se retourner. La coque et les instruments étaient prévus pour une profondeur de 30 mètres ou 100 pieds.
Notre commission avait retardé de près de 7 mois la réception de ces sous-marins. Le chantier construisait des sous-marins pour la première fois et commettait de nombreuses et grossières erreurs. Ainsi, par exemple : la ligne des accumulateurs se trouvait à découvert sur les bords, l’absence totale de ventilation laissait se propager en permanence une odeur d’acide sulfurique dans le navire, aussi, lors de la charge des accumulateurs, le personnel était intoxiqué.
Chaque essai mettait en évidence des défauts plus ou moins importants qui imposaient des modifications. Une ou deux fois, il avait été sérieusement question de refuser la réception des sous-marins. En parallèle avec nos navires, le chantier construisait le premier sous-marin de la flotte allemande l’« U.1 » et toute révision et modification exigée par la commission russe bénéficiait immédiatement à l’« U.1 ».
Ces sous-marins étaient construits d’après les plans de l’ingénieur français le marquis d’Equevilley. La flotte sous-marine allemande qui a joué un si grand rôle dans la dernière guerre, se serait, sans aucun doute, constituée de façon parfaitement satisfaisante même sans cette étrange association, il reste néanmoins vrai que ses premiers pas ont été largement facilités par un ingénieur français et des officiers de la marine russe. (Nous avions à l’époque 15 sous-marins en mer et une classe spéciale avait été créée pour la formation complète des équipages).
Ainsi donc, à 3h30 le « Karas » largue les amarres et quitte les bassins intérieurs du port « Empereur Alexandre III » en direction de l’avant-port. Vers 4 heures, moteur arrêté, l’équipage se prépare à plonger. Le commandant reste seul sur le pont. Il vérifie une dernière fois si tout est en ordre, descend dans le poste de commandement et referme solidement le panneau dernière lui.
« A vos postes pour immersion ! »
Chacun prend son poste et seuls le commandant et l’homme de barre restent dans le poste de commandement.
Le petit compartiment du poste est truffé d’instruments et ressemble d’avantage à un laboratoire qu’à un compartiment de navire. Cadrans des indicateurs de profondeur, baromètres, télégraphes des machines, indicateurs de gîte, niveaux et tubes acoustiques recouvrent les parois ; au centre, deux énormes périscopes rétractables ; à l’avant, près du compas, l’homme de barre ; à l’arrière, le panneau de descente et une petite table à cartes. Un silence de mort règne dans le navire, aucun bruit ne provient de l’extérieur. Tout l’équipage est en place et attend les ordres.
« Ouvrir les prises d’eau ! »
Le bruit de l’ouverture des prises d’eau rompt un instant le silence de mort puis tout redevient silencieux à part le chuintement de l’air sortant des clapets de ventilation des ballasts.
Le commandant surveille attentivement l’immersion à travers les petits hublots.
Presque aussitôt la vague balaye le pont et, montant plus haut, lèche la base du poste de commandement. Il ne reste plus, au dessus de l’eau, que les échelles d’eau graduées (futshtok) de proue et de poupe. Le chuintement de l’air cesse et le commandant donne l’ordre de remplir les ballasts intérieurs.
Maintenant, le kiosque aussi commence à disparaître. Encore quelques secondes et l’eau atteint les hublots supérieurs. Les clapets des ballasts sont fermés sur ordre. L’homme de barre ferme la dernière soupape du panneau de kiosque restée ouverte pour laisser échapper la pression en excès. Le commandant vérifie une dernière fois la flottabilité (le sous-marin doit émerger seul, c’est-à-dire avoir une flottabilité positive. Un navire de ce type se situe à environ 100 livres. En d’autres termes, 100 livres de charge le coulent). S’étant assuré d’une légère différence d’assiette vers le nez, il met en marche. Le léger bourdonnement des moteurs électriques se fait entendre et le Karas, décrivant une légère courbe, passe les portes de l’avant port et sort en pleine mer. Se penchant sur les tubes acoustiques, le commandant ordonne :
« Immersion 20 pieds ! »
« Immersion » répond l’homme de barre debout derrière la barre avant de plongée. Mais le navire ne plonge pas malgré la position des barres de plongée à fond vers le bas pour le nez et vers le haut pour l’arrière. Que se passe-t-il ? Plusieurs manœuvres sont tentées : augmenter la vitesse - aucun effet ; pomper de l’eau du ballast de proue vers la poupe - le navire refuse obstinément de plonger.
Une quarantaine de minutes passent. Il faut faire le point ... Le commandant fait stopper les machines et donne l’ordre de chasser l’eau des ballasts. Quelques instants plus tard, le navire perd peu à peu de son erre puis sa flottabilité ; alors, soudain, il coule inexorablement et se pose doucement sur le fond. Les indicateurs de niveau indiquent 132 pieds, soit 32 pieds de plus que les valeurs maximales prévues pour la coque et le mécanisme. Les pompes tournent à plein régime. Le commandant, la main sur le télégraphe, ne quitte pas des yeux l’aiguille de l’indicateur de niveau mais l’aiguille ne bouge pas. Soudain, une forte odeur de chlore se répand dans le navire et presque simultanément une assez forte explosion retentit dans la section avant. Que se passe-t-il ? « Arrêter la pompe ! » et le commandant se précipite en bas. Dans la section avant, le pont est déformé, quelques accumulateurs sont noyés et soulevés. La situation est claire : la pompe de circulation, prévue avec une précision toute allemande, pour une profondeur de 100 pieds n’a pas supporté la pression à 132 pieds et l’eau arrivant par la pompe a déchiré le réservoir de ballast, noyé d’eau salée les accumulateurs ce qui a formé un mélange explosif du chlore avec l’oxygène. Dès que les accumulateurs placés sur le haut du couvercle du réservoir ont touché le pont métallique, un court-circuit s’est produit, puis l’explosion. Ayant donné l’ordre de débrancher les accumulateurs endommagés, le commandant fait le tour du navire. L’équipage au complet est à son poste. Les hommes sont pâles mais calmes. Ils suivent attentivement des yeux, avec inquiétude, le commandant comme s’ils voulaient lire le degré de danger sur son visage.
Tout ne se passe pas bien dans le compartiment des machines : les presse-étoupe des arbres d’hélice fuient et déjà 10 cm d’eau inondent la cale. En un endroit, de sous un rivet, jaillit sur toute la largeur du navire un filet d’eau de l’épaisseur d’une allumette. Le jeune ingénieur Grigoriev, à plat ventre, tente de le contenir avec ses doigts. L’eau gicle dans tous les sens, lui éclabousse le visage, trempe sa chemise... Le commandant ne peut s’empêcher de rire en voyant cette scène et - l’homme est bizarrement fait - bien que le danger ne soit pas moindre, tous les visages s’éclairent, on entend rire et plaisanter. Confus, Grigoriev se relève et se met également à rire malgré lui.
« Essuie plutôt les moteurs électriques, il va falloir mettre en marche » dit le commandant en passant dans la section avant. Le travail est en cours d’achèvement. Les accumulateurs endommagés ont été débranchés et, autant que possible, isolés. Une nouvelle explosion n’est plus à craindre. L’officier de barre se trouve dans la partie même du nez avec le maître d’équipage, le suédois Rozen, imperturbable comme à son habitude, regardant avec mépris le mécanicien Sidorenko nouvellement affecté. Sidorenko en est à sa troisième ou quatrième plongée et sanglote. Il a carrément fallu lui crier dessus pour qu’il reprenne ses esprits. Remontant dans son poste, le commandant donne l’ordre de purger les ballasts externes. On ouvre les réservoirs d’air comprimé - rien ne se passe...
« Augmenter la pression ! »... Subitement, les aiguilles des indicateurs de profondeur commencent à grimper : 125 pieds - 120 - 105...
« Prêts aux moteurs électriques ! »... Les aiguilles grimpent... 110, 105... Il faut saisir le bon moment, sinon l’air risque de manquer ... « Barres à l’immersion ! » crie le commandant dans le tuyau acoustique et bascule le levier du télégraphe des machines...
Le navire frémit et, immédiatement, le bruit strident des pales de l’hélice sur les rochers se fait entendre ... Le commandant jette un œil sur le baromètre, l’aiguille grimpe. C’est clair, la pression dans le navire augmente, soit la tuyauterie, soit la protection des soupapes n’ont pas résisté. Il faut stopper les moteurs et couper l’air. Ainsi, tous les moyens de remontée ont été utilisés et tous se sont révélés inefficaces : la réserve d’air pour une telle profondeur est faible, les pompes ne peuvent contrer la pression de l’eau - il ne reste que les quilles. Attendre est impossible : le compartiment de poupe, bien que lentement, se remplit d’eau et l’odeur de chlore dans le navire s’amplifie. La respiration devient difficile. Le commandant convoque son second dans le poste.
« Larguez les quilles - celles de proue et de poupe en premier, ensuite nous aviserons » (Ces deux quilles en tôle d’acier étant plus légères). Peu après, le Second remonte à nouveau dans le poste et fait son rapport à voix basse : « Les quilles ne se larguent pas, elles se sont vraisemblablement collées à la coque ».
C’est un moment épouvantable : si les quilles centrales, en plomb, ne se larguent pas, il faudra attendre qu’une grue vienne nous remonter. Mais on ne peut compter que les recherches commencent avant le matin. Il est vrai que le navire est équipé d’une bouée avec téléphone, mais le temps qu’on la trouve en pleine mer ; de plus, à une telle profondeur les hommes grenouille peuvent difficilement intervenir alors que l’air est déjà vicié. Non, il faut risquer la remontée sans tarder. Et si... ? Le commandant glisse sa main dans la poche et vérifie si le browning est à sa place. Se retournant, il dit d’une voix forte : « Larguer les centrales !... »
Quelques secondes passent et, d’un coup, le « Karas » entreprend, comme fortement poussé par le bas, son ascension vers la surface. La vitesse est telle que le nez du navire jaillit en l’air jusqu’à mi-coque et replonge presque jusqu’au pont dans une gerbe d’eau. Quelques oscillations de haut en bas et le navire s’immobilise. Les panneaux sont ouverts et tous sortent sur le pont. La nuit est noire, calme et étoilée.
La position du navire est quasiment normale du fait que l’air amené dans les ballasts externes ne pouvait pas contrer la pression à 132 pieds mais à la surface, il les a automatiquement chassés. L’eau des cales a été pompée et ajoutée aux ballasts afin d’augmenter l’équilibrage. Et en avant ...
Mikhail Andréevitch Babitsine Paris, 1936
Extraits du livret de service de Mikhail Andreevitch Babitsine
1899 : Ecole des Cadets de la Marine
1904 : Cours des Torpilles et Mines
1905 : Lieutenant, second du sous-marin « Peskar »
1906 : Commandant du sous-marin « Beluga », du sous-marin « Losos »
1907 : Nommé dans la commission de réception du sous-marin « Karas » à Kiel sous la direction du capitaine de frégate Beklemichev
Commandant de ce même sous-marin
1909 : Commandant du sous-marin « Bychok » [2]
Officier sous-marinier « de pavillon »,
Premier officier des mines et torpilles du Croiseur « Bayan »
1914 : Second du destroyer « Novik » [3]
1915 : Capitaine de frégate
1916 : Commandant du destroyer « Gromyaschchi »
1917 : Commandant du destroyer « Moskvityanin » [4]
Fin 1918 Mikhaïl Andréevitch Babitsine rejoint sa famille en Finlande.
En 1919 il combat dans les rangs de l’armée de Yudenitch dans le régiment de Pechora dont il commande une compagnie, puis retourne en Finlande après la défaite.
Emigre en France en 1930.
Décède à Paris en 1942.
(Commentaires de Paul Loukine, petit-fils de Mikhaïl Andréevitch Babitsine)