La Russie des Tzars et le Monde Arabe

Cet article de Anastasia Manstein-Chirinski nous a été aimablement transmis par son neveu, Nicolas Apouchtine, membre de l’AAOMIR.

Article mis en ligne le 13 novembre 2008

par masha

« Il y a d’étranges rapprochements …. » (Pouchkine)

Quiconque a connu en Tunisie, dans la première moitié du XXe siècle, la timide intrusion de la radio dans les foyers des plus modestes, puis quelques dizaines années plus tard, le lent développement du réseau téléphonique, se trouve aujourd’hui pris de vertige devant la prodigieuse facilité offerte à l’homme moderne pour communiquer avec ses semblables.

Par la magie de l’Internet, la profusion et la variété de la documentation interpellent l’intéressé. Le dialogue s’installe libéré des contraintes de l’espace et du temps – acquis fabuleux pour la circulation des cultures et des hommes.

Nombreux étaient les Tunisiens qui, en 2003, ont suivi les festivités, à l’échelle internationale, du tricentenaire de la naissance de Saint-Pétersbourg.

Que sait-on des relations entre la Russie des Tsars et le Monde Arabe ? Question limitée dans le temps : 1547 à 1917. Nous voilà d’emblée dans le XVIe siècle. Le titre de « Tsar » vient de « César », empereur à Rome puis à Byzance. Après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, l’Eglise Russe, héritière de l’Eglise Grecque considéra Moscou comme la capitale de la chrétienté orthodoxe : « Moscou – La Troisième Rome » et il n’y en aurait pas de Quatrième, selon la prophétie du moine Philothée.

Le premier souverain russe, couronné tsar en 1547 fut Ivan IV, surnommé le Terrible.

Si les relations culturelles existaient entre la Russie et le Moyen-Orient déjà à partir du Xe siècle, c’est seulement au XVIe siècle que se multiplient les rencontres entre les ressortissants de la Russie Méridionale et le Maghreb Arabe.
Hélas, elles n’ont rien de culturel !

Dés le début du XVIe siècle, la Méditerranée est sillonnée par les raïs barbaresques, corsaires terribles, au service de la Sublime Porte.
Tour à tour, l’Algérie, la Tripolitaine et la Tunisie auront intégré l’Empire Ottoman. Le Khanat Tartare de Crimée est vassal de la Turquie, ce qui expose les régions frontalières russes au danger constant des razzias. La prise d’esclaves alimente un commerce florissant sur tout le pourtour de la Méditerranée, car les pays d’Europe participent aussi à la course en mer.

Il faut attendre le XVIIIe et XIXe siècles pour que les relations commerciales et culturelles régulières s’établissent d’Etat à Etat entre la Russie et le Maghreb - les relations culturelles surtout. Le fait que la Russie des Tsars n’ait pas participé à la traite des Noirs, ne signifie pas qu’elle se soit désintéressée du continent Noir.
La Grande Catherine correspondaient avec le Sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah du Maroc, de nombreux voyageurs – médecins, ethnologues, géographes, parcouraient dés le XVIII° siècle l’Algérie et la Tunisie. Le navigateur Matveï Kokovtsov (1745-1793) livre la première description scientifique de l’Afrique du Nord. Ce premier africaniste jette les fondements de l’Ecole Russe en la matière : objectivité, impartialité, rejet du racisme.

Au XIXe siècle, les récits de ces voyages relatés dans de nombreuses revues littéraires passionnent le public déjà très averti par les thèmes orientaux de la littérature romantique. Derjavine et Pouchkine, Joukovski et Lermontov sont les chantres enflammés de l’Orient qui leur est familier, compte tenu de la présence séculaire de l’Islam sur les terres russes.

C’est encore au XIXe siècle que les relations russo-palestiniennes prennent un caractère officiel par la création d’une Mission Spirituelle Russe et plus tard par celle de l’Association Impériale Orthodoxe Russo-Palestinienne. Leur activité dans le domaine scientifique, éducatif et social, ralentie au XX° siècle, a repris de nos jours .

RELATIONS ENTRE LA RUSSIE DES TSARS ET LE MONDE ARABE .

1547-1917.

Un survol des dates, des noms, des faits et des lieux, ce n’est pas de l’Histoire.

« L’Histoire est la vie des nations et de l’humanité » (Léon Tolstoï).
« Il n’y a pas d’autre Histoire que l’Histoire de l’âme ». (Saint John Perse).
« La culture est la gardienne de la Mémoire » (Léon Tolstoï )

Un historien passionné vit des siècles. Comme pour un jeune enfant, hier et aujourd’hui font partie pour lui du « maintenant » - « qui se maintient ».
Dans ce vaste présent, il côtoie des figures humaines plus vivantes que jamais, des lieux prédestinés où circulent des hommes et des cultures dont les destins s’entrecroisent et où le temps a un mystérieux pouvoir de réversibilité.

Dans sa recherche historique, Pouchkine était particulièrement sensible à ce qu’il qualifie « d’étranges rapprochements », ces rencontres par delà l’espace et le temps qui ne peuvent pas seulement être dues au hasard. Il y était d’autant plus sensible qu’il reconnaissait parfaitement la spécificité de son origine. Il sut, avec dignité, assumer cette double présence :
le nom des Pouchkine qui se sont illustrés dans l’histoire nationale russe.
Le nom de l’Africain noir Ibrahim, qui se fit appeler Hannibal.
« Souligner le mépris pour ses origines est ridicule pour un parvenu et vil chez un gentilhomme ».

Cent ans avant la naissance de Pouchkine, un ambassadeur de Russie à Constantinople put – on ne sait pas trop comment – obtenir du sérail trois garçons noirs. Il en offrit un à Pierre le Grand en 1704.
« En ce jour inconnu où le regard de Pierre, un regard noir et clair, et gai, un regard effrayant, se posa sur le petit Abyssinien Ibrahim, ce regard là donnait l’ordre à Pouchkine – d’être » (Marina Tsvetaieva).

Le garçonnet, vif et intelligent, justifia pleinement ce choix heureux de la providence. Le tsar, son parrain prit en charge son éducation en le gardant constamment auprès de lui et l’envoya plus tard terminer les études du génie militaire à Paris. Son nom, Abraham Petrovitch

Hannibal, est entré dans l’Histoire militaire de la Russie. En offrant le manuscrit de son livre de « Géométrie et Fortification » à l’impératrice Elisabeth, fille de Pierre le Grand, il a pu exprimer en dédicace sa reconnaissance :
« … offrir ma vie au service de mon souverain, qui m’a donné lumière et connaissance ».

Abraham Petrovitch Hannibal est le grand-père de Nadejda Ossipovna Hannibal, mère de Alexandre Serguéevitch Pouchkine.

Comme le constate le docteur Gnammankou, maître de Conférences en langues et littératures slaves :
« La poétesse russe, Marina Tsvetaieva, est certainement l’écrivain russe qui aura exprimé avec le plus de force cette conviction d’une relation existentielle, Pierre I°- Hannibal – Pouchkine …
Dans cette relation, Hannibal fut une espèce de médium venu d’un autre monde, l’Afrique, qui permit l’éclosion du génie Pouchkine ».

L’acceptation d’assumer sa différence, Pouchkine la doit pour beaucoup à l’éducation de sa grand-mère maternelle et de sa nourrice, Arina Radionovna. Les deux femmes ont bien connu le « Vieil Arape » (« Arape » signifiant « Noir », à ne pas confondre avec Arabe) et en ont beaucoup parlé à l’enfant. Il a appris à l’aimer sans l’avoir personnellement connu. Cet attachement à son bisaïeul, les images fantastiques de la lointaine Afrique, dont on discute encore : Abyssinie ? Cameroun ? Tchad ?, ont profondément marqué le tempérament déjà très impressionnable du poète.
« Je suis le seul écrivain russe ayant du sang noir ! »

Qui pourrait nier l’influence de l’apport africain après une telle affirmation ! La Russie ne s’y est pas trompée. Elle, qui voue un culte à Pouchkine, le « Premier des Russes », a admis d’emblée l’héritage d’Hannibal et l’a fait admettre au monde entier. De nos jours, sa nombreuse descendance est apparentée à la plupart des cours royales d’Europe.

L’Histoire nous réserve aussi des surprises. Certains lieux prédestinés, villes ou pays, retrouvent des liens qui semblaient perdus au cours du temps. Il faut évidemment citer les festivités de 2003 pour le tricentenaire de Saint-Pétersbourg, ville qui a enfin retrouvé son nom et son rayonnement culturel.

Mais qui connaît Navarin ? Navarin en relation avec BIZERTE ? BIZERTE avec Saint-Pétersbourg ? En lisant la correspondance de Pouchkine et autour de lui, lors de son séjour à Odessa en 1823, on lit dans les notes de Liprandi :
« A huit heures, revenant à la maison et passant devant le numéro de Pouchkine, je m’arrêtai chez lui. Je l’ai trouvé de très bonne humeur, en compagnie de Morali. Ce Maure, originaire de Tunis était capitaine ou skipper d’un bateau de commerce ou son propriétaire, homme d’un très gai caractère, trente cinq ans environ, de taille moyenne, assez corpulent, avec une figure bronzée, légèrement grêlée, mais très agréable. Ali aimait beaucoup Pouchkine, qui ne l’appelait pas autrement que corsaire. Pouchkine me l’a chaudement recommandé, en ajoutant – « il m’est très sympathique, qui sait peut-être mon aïeul était-il apparenté avec le sien ? ».

Erreur des pouchkinistes : Morali (Mourali) signifie « originaire de Morée » et non le « Maure-Ali ». La Morée ! Région au sud-ouest des Balkans où se trouve le port Turc de Navarin, que le célèbre corsaire Khaïr-Ed-Din utilisait dans sa poursuite d’André Doria.
C’est en revenant vers Alger que les vents contraires le détournèrent sur Bizerte où il débarqua en 1534. Demandons à nos amis Morali si c’est à cette époque qu’ils s’installèrent en Tunisie.

En 1999, année du bicentenaire de la naissance de Pouchkine, un article paru à Moscou, titré « Don aux descendants du corsaire Morali », relatait cette histoire et publiait le dessin fait par Pouchkine de leur lointain parent.
Etrangement, le nom de NAVARIN reviendrait plus d’une fois dans l’histoire de la marine russe.

Le nom d’Ivan Hannibal, fils aîné de Abraham Petrovitch est gravé sur le monument érigé par Catherine II à Tsarskoe Selo à la mémoire des héros de son règne. Ivan Hannibal prit Navarin en 1770.

Deux fois encore trouveraient les marins russes Navarin sur leur route : la première, la très célèbre victoire sur les Turcs du 20 octobre 1827 ; la deuxième, la douloureuse escale de l’exode à la fin de 1920.
A la suite de la Révolution d’Octobre 1917, après les tentatives de la destruction de la Flotte Nationale, ce qui en restait encore dut abandonner la Russie. NAVARIN-BIZERTE fut la dernière traversée sur la route de l’exil.

Qu’en restait-il de l’œuvre de Pierre, de ses fidèles collaborateurs, de la culture de Pouchkine ? La seule richesse de l’émigration russe en Tunisie, des années 20 du siècle dernier, était l’espoir de la préserver et de la transmettre.

Espoir justifié : la Terre Tunisienne, riche d’une longue expérience pluriculturelle sait recevoir et donner.

Aujourd’hui, au seuil du troisième millénaire, lorsque des milliers de Russes viennent en visiteurs sur le sol de l’antique Carthage, ils y cherchent aussi les traces de leur histoire nationale.

Ils repartent avec un autre regard sur la Tunisie.
Signe, cette fois-ci, d’une très réelle réversibilité du temps.

Anastasia Manstein-Chirinski


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